L’économie
collaborative est en plein essor. C’est le phénomène plus communément dit d' « ubérisation » en référence à l’économie collaborative instaurée par l’entreprise Uber. Cette dernière permet à des particuliers comme vous et
moi d’être chauffeur de taxi lorsqu’ils le souhaitent au moyen de son propre
véhicule. La plateforme uber permet de mettre en relation le chauffeur volontaire,
et le demandeur. D’autres entreprises sont également en pleine croissance sur ce
même modèle comme « Airbnb » (logement), « blablacar »
(covoiturage) ou encore « Manger chez l’habitant » (restaurant à
domicile). Selon une étude réalisée par Deloitte et parue en juillet 2015,
l’économie collaborative générerait entre 25 et 30 milliards de dollars (23,4 à
28 milliards d’euros) de revenus par an et doublerait ses revenus tous les
dix-huit mois !
Robin Rivaton,
spécialiste des politiques publiques[1], parle
d’une redistribution des services qui existait déjà auparavant. Daniel Cohen,
économiste, qualifie l’ubérisation d’organisation scientifique des petits
boulots, différenciée de l’organisation scientifique du travail, organisée par une plateforme collaborative. Il y a l’idée à mon sens également
d’une sous-traitance à l’extrême, désintermédiée.
L'économie collaborative, la croissance et l'emploi
Les plateformes collaboratives comme Uber posent d’abord
un problème de concurrence. Les professionnels sont soumis à des réglementations qui ne sont pas applicables aux travailleurs de l’économie collaborative. C'est par exemple les normes liées à la traçabilité des produits. Les coûts d’investissement ne sont pas les
mêmes. Se pose également le problème des normes
fiscales qui diffèrent. Et si les travailleurs de
l’économie collaborative sont en théorie tenus de payer des cotisations
sociales, en pratique cela se fait souvent « au black ». Il s’agit
donc d’une concurrence déloyale.
Il est couramment allégué que les plateformes collaboratives permettraient de résorber le chômage. C’est
le discours prôné par Uber. En réalité, en raison des différences de réglementation, les travailleurs de l’économie collaborative exécutent leur
prestation de service à un prix très concurrentiel. Les entreprises et
auto-entrepreneurs ne peuvent pas aligner leur prix, ce qui aboutit à une
destruction d’emplois, voire à une destruction d'entreprise. Il est en outre objecté que si cela détruit des
emplois, cela n’en crée aucun puisque de nombreux travailleurs de l’économie
collaborative ont déjà un emploi. Ce serait ainsi une activité générant un
complément de revenu.
Par ailleurs, l’activité issue de ces plateformes ne
créerait aucune richesse, excepté des richesses actionnariales. Ces activités
n’aboutiraient ainsi pas à la création d’emplois en raison notamment de la désintermédiation, mais en supplément détruiraient de la valeur. L’économiste
Daniel Cohen précité parle d’une société numérique qui ne produit pas de
nouvelle société de consommation, mais procède à un recyclage avec des coûts réduits. Ainsi
cela n’a pas les mêmes potentiels de croissance que ceux issus de la révolution
industrielle par exemple. A terme, la croissance précitée devrait rapidement s’estomper.
L'économie collaborative et le statut des travailleurs
On peut voir à
travers cet essor un mouvement sociétal fort, signe de volonté de liberté.
Chacun peut devenir en théorie à travers ces plateformes un petit entrepreneur,
maitre de son capital. Dans l’idée originaire du droit du travail, l’employeur
est détenteur du capital, et le salarié de sa force de travail. Ainsi, le
salarié vend sa force de travail à l’employeur, et se trouve dans un état de
subordination qui justifie que lui soit attribué des protections. Or, si
le travailleur de l’économie collaborative peut toujours vendre sa force de
travail, il peut également utiliser son capital pour en tirer des
revenus complémentaires. Cela peut-être son logement sur Airbnb ou sa voiture sur
uber. Cependant, cela ne signifie pas que ce travailleur ne se trouve plus dans
un état de subordination. C’est en cela que l’économie collaborative pose des
questions juridiques nouvelles, ou du moins accrues. Elle remet en question la
dichotomie précitée sur laquelle s’est fondée le droit du travail français.
L’économie collaborative repose sur un rapport contractuel triangulaire.
Un contrat d’entreprise est signé entre la start-up, société donneuse d’ordres,
et le travailleur indépendant, qui exécute la prestation de services pour les
clients de la start-up. Mais ces travailleurs n’ont souvent
d’indépendants que le nom. Comme
le mentionne Diana Filippova[2], membre
du collectif Ouishare, la condition socio-économique d’un chauffeur Uber,
ressemble bien davantage à celle d’un travailleur journalier de la fin du
XIXème siècle qu’à celle d’un travailleur indépendant (forte relation de
dépendance économique, supporte tous les risques, est choisi plutôt qu’il ne
choisit, etc.). Ce n’est pas un réel contrat de service mais un contrat de
travail. Parce qu’aucun syndicat ou parti politique ne fédère ces travailleurs,
leur condition politique est même pire : obligation d’horaires, notation, exclusion de la
plateforme si la production n’est pas de qualité et ne répond pas aux standarts
de la plateforme. Le taux horaire peut même baisser en fonction de la notation sur
certaines plateformes.
« Cela se fait hors du cadre juridique ». Diana Filippova parle dès lors de néo-salariat. Elle infirme la thèse d’un soit disant nouveau modèle social, post salarial, car le salariat issu des plateformes collaboratives est plus sombre que le salariat qu’on connait. Le lien de subordination ne disparait pas. C’est aussi de l’avis de l’économiste Daniel Cohen.
« Cela se fait hors du cadre juridique ». Diana Filippova parle dès lors de néo-salariat. Elle infirme la thèse d’un soit disant nouveau modèle social, post salarial, car le salariat issu des plateformes collaboratives est plus sombre que le salariat qu’on connait. Le lien de subordination ne disparait pas. C’est aussi de l’avis de l’économiste Daniel Cohen.
Le fait que ces
collaborateurs aient le statut d’auto-entrepreneurs ne limite en rien les
risques de requalification conformément à l’arrêt Labanne rendu en 2000 par la
chambre sociale de la Cour de cassation. Le juge peut utiliser la méthode du
faisceau d’indices, notamment la dépendance économique, afin de caractériser in concreto un lien de subordination, qui se définit par l’exécution d’un travail sous
l’autorité d’un employeur, qui a le pouvoir de donner des ordres et des
directives, d’en contrôler l’exécution et de sanctionner les manquements de son
subordonné (Cass. Soc., Société Générale 13 novembre 1996). Dans la lignée de ces deux arrêts fondateurs,, a jugé qu’une cour d’appel ne peut refuser de reconnaître
l’existence d’un contrat de travail dans la relation entre un autoentrepreneur
et la société au service de laquelle il travaille, dès lors qu’elle a constaté
que « l’intéressé avait travaillé dans le respect d’un planning quotidien
précis, qu’il était tenu d’assister à des entretiens individuels et à des
réunions commerciales, que la société lui avait assigné des objectifs de
chiffre d’affaires annuel et qu’il lui était imposé, en des termes acerbes et
critiques, de passer les ventes selon une procédure déterminée sous peine que
celles-ci soient refusées ». Ainsi, il est tout à fait envisageable que les
contrats de services soient requalifiés en contrat de travail, comme cela a
déjà pu être le cas aux Etats-Unis. la Cour de cassation, dans un arrêt du 6 mai 2015
L'économie collaborative et les perspectives d'encadrement
Patrick Thiébart, avocat, propose un encadrement qui
répondrait à deux objectifs : éviter que les emplois de l’économie traditionnelle disparaissent en
raison d’une concurrence déloyale de la nouvelle économie et
éviter la précarisation sociale dans laquelle sont susceptibles de tomber les
collaborateurs des plateformes technologiques.[3] L’encadrement est tant dans l’intérêt des travailleurs de l’économie
collaborative que dans l’intérêt de l’entreprise gérant la plateforme. Sans un cadre juridique stable et prédéfini, les entreprises
demeureront confrontées au risque de requalification de la relation de travail
en contrat de travail, accompagné d’éventuelles condamnations pénales pour
travail dissimulé, délit de marchandage et prêt illicite de main-d’œuvre. Or il
est incontestable que si les contrats de services sont tous requalifiés en
contrat de travail, Uber et les autres plateformes collaboratives ferment.
Ces risques sont d’autant plus réels que des « class actions » voient le jour aux Etats-Unis. A d’abord été requalifié un contrat Uber en contrat de travail par le tribunal de Californie en juin 2015. La condamnation a été suivie par l’ouverture d’une action en nom collectif. En France, il ne devrait pas être nécessaire de passer par une action collective car le juge dispose, comme il a été vu, d’un large pouvoir de requalification.
Ces risques sont d’autant plus réels que des « class actions » voient le jour aux Etats-Unis. A d’abord été requalifié un contrat Uber en contrat de travail par le tribunal de Californie en juin 2015. La condamnation a été suivie par l’ouverture d’une action en nom collectif. En France, il ne devrait pas être nécessaire de passer par une action collective car le juge dispose, comme il a été vu, d’un large pouvoir de requalification.
Patrick Thiébart allègue
qu’il n’est pas nécessaire de créer un nouveau statut, spécifique aux
travailleurs de l’économie collaborative, ce qui aboutirait à complexifier la réglementation applicable aux
entreprises. D'autant que la frontière risque d’être poreuse entre « le collaborateur de l’économie
collaborative du collaborateur de l’économie traditionnelle. Or, cette
distinction est de plus en plus difficile à faire puisque [...] les entreprises
de l’économie traditionnelle prennent, pour leur part, le virage du digital en
lançant elles mêmes leurs propres plates-formes de partage ». Cet
avocat propose de s’inspirer de la notion de co-emploi développée en jurisprudence. Une situation de co-emploi peut s’inscrire dans
une démarche économique prenant en compte les liens noués entre différentes
entreprises juridiquement indépendantes mais appartenant au même groupe de
sociétés. La qualité de co-employeur est alors déduite de la seule existence
d’une confusion d’intérêts, d’activités et de direction entre deux sociétés
d’un même groupe, « sans qu’il soit nécessaire de constater l’existence d’un
rapport de subordination individuel de chacun des salariés de la filiale à
l’égard de la société mère » (Cass.
soc., 28 sept. 2011). « Dès
lors, sur la base de cette jurisprudence, une plateforme collaborative
deviendrait, sous le contrôle du juge, employeur de fait toutes les fois que
son immixtion dans la gestion et la direction des activités de ses prestataires
entraînerait une réelle perte d’autonomie dans l’exercice de leurs propres
affaires ».
Conclusion : Les
termes du débat posés, il sera traité dans une seconde partie qui fera l’objet
d’un autre article, les changements juridiques à ce sujet. Au programme :
Loi de finances pour 2016 et sa nouvelle franchise pour déclarer les revenus
issus de cette économie collaborative, rapport Terrasse de février 2016, action
en justice intentée par l’URSSAF, et la loi El Khomri.
- Raphaëlle
[1] Robin Rivaton, auteur de « La France est prête,
nous avons déjà changé ».
[2] Diana Filippova, La crise du salariat aura t-elle
lieu ? 15 oct. 2015, disponible ici.
[3] Patrick Thiébart, Avocat associé, Cabinet Jeantet, Pour une réglementation à minima de
l’économie collaborative, SSL 2016, n°1706.
Pour approfondir :
- Diana Filippova, Une loi travail pour le XXIème siècle ? 15 mars 2016, disponible ici.
- Emission "Ce soir ou jamais - L'ubérisation va-t-elle tout changer", disponible ici.
- L'ouvrage "Société collaborative, la fin des hiérarchies" du collectif Ouishare, coordonné par Diana Filippova.
Pour approfondir :
- Diana Filippova, Une loi travail pour le XXIème siècle ? 15 mars 2016, disponible ici.
- Emission "Ce soir ou jamais - L'ubérisation va-t-elle tout changer", disponible ici.
- L'ouvrage "Société collaborative, la fin des hiérarchies" du collectif Ouishare, coordonné par Diana Filippova.
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